Dans l’article d’avril 2011 de ce blog nous introduisions un élément extraordinairement explicatif de l’échec des innovations, à savoir que la plupart des managers raisonnent en termes d’exploitation alors que l’innovation créatrice de valeur relève plutôt de l’exploration. Pour mieux saisir en quoi cette différence est explicative de l’échec essayons de comprendre quels mécanismes de raisonnement empêchent l’exploitant d’être un bon explorateur.
Deux manières d’innover.
La première manière d’innover est celle du rationnel qui raisonne en logique d’exploitation et qui a l’habitude de travailler avec méthode et rigueur sur la base d’un objectif à suivre, d’un cahier des charges. On trouve typiquement ce cas lorsqu’on cherche à améliorer un produit existant. Dans cette situation, comment s’y prend un innovateur rationnel (typiquement un ingénieur ou un manager de projet), pour résoudre un problème complexe ? Premièrement il le divise en morceaux. Deuxièmement, il séquence, c’est-à-dire qu’il traite les problèmes les uns après les autres dans un ordre logique. Pour faire un bâtiment, on commence par les fondations, puis on érige les murs, puis le toit, les portes et les fenêtres puis on attaque les travaux intérieurs. On ne peut pas faire l’électricité avant d’avoir monté les murs. Ce n’est ni logique, ni chronologique. Même si on disait à cet innovateur rationnel, qu’il y a une autre manière de faire il est bien probable qu’il revienne à SA bonne vieille manière de faire. En effet, depuis que Descartes a écrit en 1637 : « Je diviserai chacune des difficultés que j’examinerai en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux comprendre et résoudre et je conduirai par ordre mes pensées”, les ingénieurs, les scientifiques, les techniciens, les rationnels travaillent ainsi. C’est devenu génétique.
A contrario, l’innovateur explorateur part d’une feuille blanche car non seulement il n’a pas d’objectif à poursuivre au départ mais son travail consiste précisément à élaborer le cahier des charges qui lui permettra de récolter beaucoup de valeur en innovant. Mais comment rédiger ce cahier des charges fort et puissant dont tout le monde rêve pour générer de la valeur et laminer durablement les concurrents ? C’est bien là que la logique de l’explorateur est nécessaire, cet explorateur que Lévi-Strauss qualifie de bricoleur. Ce terme n’a aucun caractère péjoratif, bien au contraire. Il correspond à la distinction proposée par Claude Lévi-Strauss dans « La pensée sauvage » (1962) entre deux démarches (également valides) celle du « savant » de « l’ingénieur » qui se définit par un projet, et celle du « bricoleur » qui s’arrange avec les « moyens du bord ». Ce terme est tout à fait positif chez cet auteur comme d’ailleurs chez tous ceux qui, dans l’analyse stratégique la sémiotique ou la sociologie, ont repris cette notion. Donc, au contraire de l’exploitant, l’explorateur commence d’abord par rassembler des morceaux pour se faire une idée du tout sans savoir forcément au début à quoi doit ressembler le tout. Il collecte de gauche et de droite des éléments disparates. Il les réunit, il les assemble, il les organise et les réorganise jusqu’à ce que tout à coup – de manière presque surprenante – cela prenne du sens et qu’il puisse dire « Eurêka ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! C’est cela, je tiens quelque chose ! Comment n’y avait-on pas pensé avant? » La valise et la roulette existaient indépendamment l’une de l’autre jusqu’au jour où quelqu’un les a rapprochées pour faire la valise à roulettes. Comment pourrions-nous imaginer aujourd’hui de voyager sans valise à roulettes ? C’est cela une innovation radicale. Il y avait le monde avant ou l’on s’en passait bien et le monde après dans lequel on ne peut plus s’en passer. Mais une première chose saute aux yeux à la lumière de cette explication. En effet, pour pouvoir diviser, il faut au préalable disposer de quelque chose à diviser. Or, si l’on considère que l’innovation radicale correspond à la première apparition du concept, comment s’y prendre pour diviser le tout alors même que celui-ci n’existe pas encore ? C’est là une grande caractéristique de l’innovation d’exploration.
Ceci explique en partie pourquoi tant d’innovations radicales échouent. Ceux à qui on les confie d’habitude (ingénieurs, managers, chef produit, chef projet..) font très exactement le contraire de ce qu’il faut pour faire émerger de la nouveauté ; ils divisent au lieu de réunir. Ceci pose deux questions qui pourront faire l’objet de prochains articles de ce blog :
Comment s’y prendre pour trouver et rassembler les morceaux quand on ne sait pas précisément ce qu’on cherche ?
Comment définir la mission d’un innovateur explorateur et quel doit être son profil ?
Article écrit par Paul MILLIER
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Cet article est vraiment bien rédigé, vous avez réussi à bien définir avec brio, tout en restant pédagogue, 2 notions étroitement liées, celle de bricoleur et d’ingénieur ou l' »innovateur explorateur ».
c’est tout simple mais très effecace, merci