Le délicat problème de l’ambidextrie dans les organisations

Si l’on analyse bien les articles publiés dans le blog ces derniers mois, ils posent en fait tous plus ou moins le délicat problème de la gestion de l’ambidextrie dans les organisations. Pour éviter l’ambiguïté, rappelons que l’on appelle « ambidextrie » des organisations, leur faculté à savoir gérer simultanément, conjointement et aussi bien l’une que l’autre l’exploitation et l’exploration de manière à ce que celles-ci se soutiennent mutuellement. Ceci veut dire en clair que, comme dans la fable des membres et de l’estomac, l’exploration a besoin de l’argent et du socle de l’exploitation pour se nourrir et l’exploitation a besoin de l’exploration pour continuer à vivre sur le long terme. Comme nous l’avons décrit dans les articles précédents, ces deux logiques sont si distantes l’une de l’autre qu’on peut se demander comment les faire cohabiter et comment chacune peut tirer le meilleur parti de l’autre.

 Une question soulevée par cette cohabitation est la suivante. Vaut-il mieux séparer l’exploration de l’exploitation ou vaut-il mieux les mélanger ? Même si une majorité de textes va dans le sens de la séparation, la réponse n’est pas si évidente pour plusieurs raisons. Analysons le pour et le contre des deux solutions.

L’avantage de séparer les deux saute aux yeux. Comme l’exploration et l’exploitation fonctionnent selon des modes fondamentalement différents, en séparant les deux on ne vient pas polluer l’exploration par des règles d’exploitation qui l’empêcheraient de fonctionner, et inversement. Par exemple vouloir imposer à un projet d’exploration un rythme, une deadline serrée (un time to market rapproché), une rentabilité à un terme rapprochée, une croissance de chiffre d’affaires… seraient autant d’entraves à l’exploration. Mais à l’inverse, on risquerait aussi de polluer l’exploitation en tentant de lui faire appliquer des règles d’exploration au prétexte qu’on voudrait rendre l’exploitation plus dynamique et créative. En effet les expérimentations, les suites d’essais-erreurs de l’exploration, seraient autant de perturbations insupportables dans la mécanique bien huilée de l’exploitation.

 Quant à l’inconvénient de séparer les deux, on peut y trouver au moins deux arguments. Le premier est que si l’organisation est obligée de séparer l’exploration de l’exploitation c’est qu’elle n’a pas l’ADN d’une entreprise innovante, au sens ou l’innovation n’est pas encore intégrée comme pourrait l’être la qualité, autre fonction transversale de l’entreprise. Cela revient en quelque sorte à « parquer » les explorateurs parce qu’on ne sait pas aussi bien les gérer que les autres. Le deuxième est que plus les cloisons sont étanches entre l’une et l’autre plus le passage d’un projet de l’exploration à l’exploitation sera difficile. Car, en effet, si on suit le raisonnement, plus les services sont séparés moins les gens se parlent et moins ils se parlent moins il y a de chance que les gens de l’exploitation soient au courant  de l’existence d’un projet d’exploration à fort potentiel qu’ils pourraient exploiter à l’avenir.

 Mon avis est qu’en l’état actuel des choses, l’exploitation est tellement dominante dans l’organisation qu’il vaut mieux maintenir la séparation. L’exploitation ignorant parfois jusqu’au terme même d’exploration, vouloir mettre un explorateur dans un service d’exploitation c’est un peu comme vouloir mettre un géologue dans une raffinerie de pétrole. En effet le géologue est un explorateur de puits de pétrole mais il ne servirait à rien si on le mettait dans une raffinerie en espérant rendre les raffineurs plus innovants. De même, si on faisait l’analogie avec l’armée, les équipes d’exploitation seraient les régiments de l’armée faits pour combattre. Mais pour savoir sur quel champ de bataille envoyer les combattants, l’armée a aussi besoin de régiments de chevau-légers qui partent en exploration pour voir où se trouve l’ennemi à combattre, pour repérer les dangers du terrain à éviter ou les zones sûres à privilégier. Si on mettait les chevau-légers au milieu des combattants et qu’ils leur disent sans cesse « allez ici, allez par là », cela serait l’anarchie. Ils empêcheraient l’armée de mener le combat à bien en la dispersant entre mille objectifs changeant sans cesse.

 Quand on fait de l’exploitation il vaut mieux en faire à 100% pour être excellent en exploitation et quand on fait de l’exploration il vaut mieux en faire à 100% pour être excellent en exploration

 Mais si l’on pense que cette organisation en silo est néfaste au processus d’innovation au prétexte qu’il faut collaborer et communiquer entre service pour innover, alors il faut prévoir des « dispositifs » pour permettre le fonctionnement harmonieux et introduire une dialectique progressante. Un exemple de « dispositif » peut prendre la forme de plateformes de collaboration ou peuvent se rencontrer les uns et les autres pour travailler sur des projets d’avenir, de cercles d’innovation (comme des cercles de qualité) ou les intéressés peuvent venir pratiquer l’innovation en suivant les directives d’un « innovation black belt », de projets transversaux entre unités d’exploitation. Par exemple, on peut imaginer que SEB ait un projet transversal « matériau glissant » commun aux poêles à frire et aux fers à repasser. En d’autres termes il faut combattre la structure par la structure en mettant en place des liaisons formelles entre l’exploration et l’exploitation, pour rendre plus fluide et plus opérationnel le passage des projets de l’exploration à l’exploitation.

Cet article repose sur des convictions acquises à partir d’observations empiriques. Si nos lecteurs professionnels et académiques qui détiennent une autre empirie ont d’autres solutions à nous faire découvrir, nous les partagerons avec plaisir et intérêt car il est probable que différentes situations nécessitent différentes solutions.

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4 Responses to Le délicat problème de l’ambidextrie dans les organisations

  1. polo says:

    Question intéressante quand on regarde les start-up techno issues de la recherche qui constituent un modèle français (cf concours national à la création d’entreprise innovante). Les chercheurs-créateurs ne savent pas ce que signifie l’exploitation et sont assez mauvais en exploration car l’exploration-business est très éloignée de l’exploration scientifique. Quant à l’argent, il provient de subventions publiques.
    En matière de création d’entreprise, le problème est bien de passer d’une situation d’exploration à une situation d’exploitation, ce qui caractérise l’innovation.
    L’exploitation est bien outillée, l’exploration commence à l’être avec des approches lean start-up , design de business model et assimilés mais le passage de l’une à l’autre reste

  2. Tony PREZEAU says:

    Merci Paul pour cette contribution comme toujours intéressante à un débat effectivement ô combien délicat mais crucial. La conclusion d’une formation que j’ai faite à Harvard sur un sujet très proche était la même: mieux vaut une séparation car les explorateurs sont trop souvent rejetés comme des corps étrangers -ce qu’ils sont- ET des passerelles à la fois opérationnelles comme mentionné mais aussi avec une présence et une voix au niveau de la direction.

  3. Paul Millier says:

    Le passage de l’une a l’autre reside dans ce que nous avons appelé l’état transitoire

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